SLASHER
Emmanuel Van der Auwera
Emad Aleebrahim Dehkordi
Dans le dernier film d’Emmanuel Van der Auwera A certain amount of clarity, 2014, des adolescents, filmés par leur webcam, regardent la même vidéo sur Internet, une «vidéo virale» d’un véritable meurtre. La violence du sujet nous a incité à interroger Emmanuel Van der Auwera pour en savoir d’avantage et à lui proposer à l’issue de cette conversation de choisir le film qui accompagnerait le sien. Il a choisi Phill (1390), 2011, réalisé par Emad Aleebrahim Dehkordi.
Emmanuel Van der Auwera
A certain amount of clarity, 2014, 30 mn
A certain amount of clarity est un film sur l’acte de voir et de regarder. Le film décrit la propagation sur Internet dans la communauté des adolescents d’une vidéo virale montrant un meurtre réel. Entre passion morbide, terreur, défi et curiosité, chacun capture sa propre réaction émotionnelle pour ensuite l’exposer sur Internet. Un hors-champ de plus en plus oppressant se constitue autour de ce que le spectateur ne perçoit qu’indirectement, dans une chaine évoquant le motif de la mise en abîme.
Dans cette vidéo, le phénomène des « vidéo de réaction » reflète à l’extrême la condition contemporaine du spectateur, mis à mal par l’asymétrie entre le caractère insaisissable d’un monde transformé en flux et l’impuissance du regardeur à s’y inscrire en qualité de témoin. EVDA
Mo Gourmelon : Comment faites vous pour vous infiltrer dans ces réseaux d’adolescents ? Ces adolescents se filment eux-mêmes et vous trouvez leurs films sur Internet ? C’est ainsi ?
Emmanuel Van der Auwera : Effectivement, les adolescents se filment eux-mêmes et j’ai récupéré leurs films sur Internet, ils regardent bien tous la même vidéo de crime (que je n’ai pas vue moi-même). Toutes les images du film sont liées à cette même vidéo, y compris les reconstitutions. J’ai pu savoir que c’était le cas, parce que cette vidéo a un nom spécifique sur Internet, inventé par les internautes, qui est en quelque sorte le « code secret » pour l’identifier. Les vidéos que j’ai utilisées avaient toutes dans leur titre ce même « code », pour signifier aux autres internautes ce qui est regardé.
MG : Comment choisissez vous telle ou telle séquence ?
EVdA : J’ai choisi les images du film en fonction de plusieurs facteurs. Premièrement en fonction de leur représentativité vis-à-vis du spectre des réactions que j’ai visionnées. Dans les 400 vidéos qui constituaient la matière première du montage, j’ai pu identifier des caractéristiques et des situations récurrentes. Par exemple, le fait de réaliser des vidéos de réactions ne me semblait pas lié au sexe ou au milieu social en particulier. J’ai également cherché à intégrer les phrases identiques et les explications récurrentes (l’insistance sur le châtiment et la peine de mort en est un exemple), les reconstitutions qui se répondent mutuellement dans les actions et les similarités dans les gestes et expressions... Même s’il est difficile de parler d’esthétique, en ce qui concerne le film, les environ soixante vidéos qui sont utilisés dans le montage, sont des images « représentatives » de l’esthétique du phénomène. Leur rythme, leurs couleurs et ce qui y est exprimé en font simplement des images plus parlantes que les autres.
Le montage suit plus ou moins une ligne dramaturgique qui correspond au temps de visionnage de la vidéo. Le montage est « sur les traces » de la vidéo « snuff ». Au début du film, les adolescents sont relativement silencieux et découvrent la vidéo. Plus le temps du film s’égrène, et plus ils prennent la parole, alors que la fin du film se concentre sur les réactions « à chaud », directement après visionnage, augurant que le film est proche de se terminer. Chaque étape introduit de nouveaux paramètres. Ce qui fait prendre à la problématique du film une nouvelle épaisseur. Par exemple : l’homme qui clame qu’il connait les tueurs et qui tente d’expliquer leur geste, renverse subtilement le principe à l’œuvre dans la vidéo, en faisant tomber l’anonymat. Et de globale, la situation devient localisée (il nous montre même fugacement le bâtiment où vivraient les tueurs). Il renverse également le mode rhétorique, installé depuis le début, en prenant la défense d’un acte indéfendable, au motif que des injustices plus grandes sont à l’œuvre dans le cas isolé de ce meurtre sadique. Ce faisant, il ouvre une brèche à un contexte plus large. Un autre passage, qui pour moi agit de façon similaire, est celui des deux frères vers la fin du film. Une tendresse se dégage de cette séquence, quelque chose du registre de l’innocence (innocence qui dans le film semble avoir déjà été sacrifiée sur des autels précaires au fond du jardin via le martyr d’un ours en peluche), innocence qui semble surgir des profondeurs creusées par le film. L’impression qu’au fond de ce tunnel, une forme de sentimentalité puisse encore vous sauter au visage est à ce stade, pour moi, plus déchirant que les vidéos de réaction elles-mêmes.
MG : Comment vous situez-vous dans un tel amas d’images dérangeantes ?
EVdA : Enfin, une chose importante à propos du montage : il n’y a eu aucun rajout d’images ou de sons qui ne sont directement liés au phénomène décrit. Les plages de silence dans le film, par exemple, correspondent à des moments où la vidéo visionnée était audible. Toute référence directe à la « snuff » vidéo (image, son et titre) a été oblitérée dans A certain amount of clarity. Pour renforcer le sentiment d’indicible, j’ai monté le film sans jamais regarder la vidéo « snuff ». Je ne l’ai donc jamais visionnée. Je considère cette décision comme déterminante dans le projet du film. J’ai ainsi pu garder, dans la mesure du possible, une liberté qui m’a servi à interpréter le sujet de la vidéo, à être dans une situation de méconnaissance comparable à celle du spectateur de mon film. Les détails morbides et l’horreur gore de cette vidéo ne sont pas le sujet de mon film, cela était pour moi une obligation éthique.
Emad Aleebrahim Dehkordi
Phill (1390), 2011, 12 mn
Phill signifie Elephant en persan, et 1390 est l’année 2011 dans le calendrier iranien. Phill (1390) est une transposition métaphorique de la situation iranienne contemporaine, le personnage principal expérimente une violence qui survient de façon organique, comme programmée et incontournable. Cette expérimentation le mène logiquement à la conclusion qu’il n’y a pas d’autre issue que la destruction et l’autodestruction. Explorant à nouveau, en images de synthèse, certaines séquences des films de Gus Van Sant Gerry et Elephant ainsi que du film de Gaspar Noé Irreversible, cette vidéo met en scène un personnage qui ne peut échapper à la violence, mais qui tente malgré tout de se libérer de cet emprisonnement physique et psychique. Phill (1390) n’est pas le lieu d’une réflexion tranquille mais le miroir abrupt d’une violence qui ne trouve pas de point de fuite. EAD