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2013

REMY YADAN

Du sang au coeur met en lumière un couple de paysans dans son intimité : ici, la mise à mort et le dépeçage d’un lapin, cible d’échanges tranchants. Un dernier sacrifice, dans l’urgence de la mémoire obscurcie. Le rire ignore la cruauté de la boucherie. L’autorité est impérieuse dans l’agonie. Le geste sanguinaire est aussi celui, confus, du bourreau-boucher dont le regard semble perdu, acculé dans la douceur. Tels des dieux de la mythologie grecque rattrapés par les lois et les sentiments des hommes, dans cette campagne française aux traditions séculaires, ils découpent l’animal, accomplissent le rituel, sublimisent un peu de leur légende, dans l’horreur de la catabase prochaine; la rivière coule en-dessous, oublieuse, méandre d’un amour malade. Le couteau ne coupe plus mais la mort est là, elle sonne la curée, elle sonne comme un reproche à celui des deux qui s’en ira. Une vie repliée, un temps libéré et une poétique vieillesse s’emparent des images. RY

Rémy Yadan

Du sang au coeur

2012, 20 mn

Mo Gourmelon : Qui est ce couple de paysans ?

Rémy Yadan : Je ne crois pas que la réponse soit nécessaire à la poétique des images. Je tiens à la notion d’anonymat dans l’ensemble de mes réalisations et comme vous pouvez le constater dans cette vidéo, je ne laisse rien paraître qui puisse donner une quelconque clef, ni sur l’identité du couple de paysans, ni sur la région dans laquelle je les ai filmés. La première version de la vidéo Du sang au coeur remerciait très simplement tous les protagonistes actifs et intermédiaires qui m’ont permis de réaliser ces images. Après réflexion autour de ce travail, j’ai décidé de me débarrasser du cadre. Il était clairement plus fort de ne pas inscrire ces données identitaires et matérielles, à mon goût trop réelles et circonstancielles, pour une oeuvre vidéo qui ne revendique pas sa posture documentaire. Malgré la vertu tellurique de cette vidéo, j’ai opté pour la laisser exister comme une irrationnelle parenthèse, sans motif, sans nom et sans nécessité apparente. La poésie de cette séquence est de ce fait renforcée. La suspension narrative de cette vidéo n’est donc plus rattrapée, ni par la racine du nom, ni par la rationalité du lieu. Cependant, il est important de dire que ces deux « acteurs » étaient dans leur longue carrière de campagne de véritables éleveurs, bouchers et charcutiers. Cette donnée est sensiblement importante puisque nous sommes confrontés à un geste quotidien mais perdu, à une familiarité confuse qui pose la question du souvenir et de la mémoire.

MG : Pourquoi avez-vous décidé de filmer cet abattage ?

RY : Certes, il y a un abattage. Celui du lapin. Hormis les scènes sanguinaires qui peuvent parfois même alimenter un affreux sentiment de dégoût, la trame et la tragédie de cette réalisation est à mon sens principalement axée sur : la relation, la dérive amoureuse, l’hégémonie protectrice, la force des rôles, l’opiniâtreté précise de l’une et l’égarement maladif de l’autre. Cet agencement humain qui mêle à la fois coutume commune et intimité malade pose la question de la mort sur un plan littéral et sublimé. L’humour et les écarts des répliques réamorcent aussi la poétique de cet univers rural. En second plan seulement, la vidéo pose évidemment la question de l’alimentation. Dans une société où le commerce Bio explose face à la mondialisation qui réorganise les marchés, en imposant à l’Europe des règles hygiéniques qui éradiquent les petits éleveurs (avec des résultats peu probants en matière de santé publique) ; j’avais envie de faire la focale sur la mise à mort courante d’un lapin d’élevage de pleine campagne. Ces dures images de l’égorgement posent aussi la question de la consommation de la viande. Manger de la viande implique la mort d’un animal. On aurait tendance à l’oublier. Ce lapin met implicitement en rapport le contexte de la ferme avec celui de l’abattoir.

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