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Romain Kronenberg
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Après deux années passées à la Faculté de théologie protestante de Genève, Romain Kronenberg étudie la théorie musicale, le Jazz et la composition électro-acoustique au Conservatoire Supérieur de musique de Genève. Entre 2001 à 2005 à l’IRCAM où il est compositeur et sound designer, il collabore avec des plasticiens tels que Ugo Rondinone, Pierre Huyghe, Melik Ohanian et Thierry Kuntzel qui l’ouvrent à la vidéo.

 

Depuis ces dernières années, au moins 2012, date de sa résidence à la villa Kujoyama au Japon, Romain Kronenberg s’est attaché dans ses installations et ses films aux potentiels narratifs et esthétiques du territoire désertique. Considérer le désert lui donne accès aussi à des états antinomiques. C’est selon l’artiste à la fois la possibilité d’un total renouveau mais aussi un danger bien réel dont l’imminence de la mort est toujours possible. On peut être ébloui, tout comme se perdre réduit à sa solitude. L’appréhension du désert est inépuisable. L’un des derniers films Rien que de la terre, et de plus en plus sèche, réalisé en 2016 suit ce fil conducteur qui met en présence deux jeunes hommes à l’orée du désert en attente d’un troisième parti en éclaireur. Les messages radio qui les relient et distendent l’espace s’estompent pour disparaitre complètement et rompre tout lien. Romain Kronenberg joue sur des contrastes, la réaction des jeunes hommes réduits à leur état statique, n’ayant plus comme possibilité de franchir mentalement et physiquement le désert. Il construit là un huis clos en plein air où insensiblement nuit et jour occupe le même espace.  Et dans  So long after Sunset and so far from dawn, le passé des ruines et le futur des nouveaux ensembles immobiliers imposants ne partagent pas le même territoire.

Rien que de la terre, et de plus en plus sèche, 2016, 18 mn

Le film a été tourné à Mardin - Turquie. Deux jeunes hommes sont installés dans le désert. Aucune âme à l’horizon. Ils attendent le retour d’un troisième homme parti en éclaireur. Les deux équipes restent en contact grâce à des radios. L’éclaireur explique le chemin qu’il accomplit, et l’étendue désertique toujours plus vaste devant lui. Il raconte l’espoir qu’il place dans chaque pas qu’il fait. Les deux jeunes hommes restés en arrière écoutent et projettent leurs espoirs dans le futur et l’autre côté du désert. La qualité du signal radio commence à faiblir. Des crépitements se font entendre sur la liaison. De plus en plus fortement. D’abord indéchiffrable, la voix finit par disparaître. Les deux jeunes hommes se retrouvent dès lors seuls et sans nouvelles. L’espoir s’étiole. Devant l’attente, leurs divergences apparaissent. RK

So long after Sunset and so far from dawn, 2014-15, 7 mn 

Oscillant entre naissance et déclin du jour, la nuit plonge les bâtiments en ruine de Ani (ancienne capitale arménienne) et les bâtiments en construction de Mardin (à la frontière syrienne) dans les lueurs bleutées de leurs propres destins, entre passé et futur, dans un présent incertain. Des sous-titres accompagnent les images où un dialogue se noue entre titans et dieux, deux entités mythologiques opposées symbolisant le mécanique et l’organique, l’ordre et le désir, et révèlent leur irréconciliabilité tragique. RK

Entretien

Mo Gourmelon : Votre biographie mentionne une formation au Conservatoire Supérieur de musique de Genève. Un parcours « classique » vous aurait attendu en école des beaux-arts. Ce n’est pas votre cheminement. Cependant, vous intégrez l’IRCAM, y rencontrez des artistes avec lesquels vous vous plongez dans la conception d’univers sonores. Pour vous le son est venu avant l’image. Puis vous décidez de réaliser vos propres images que vous accompagnerez de vos compositions. Cette ébauche de parcours est-elle juste ?

 

Romain Kronenberg : Je crois en effet que mon parcours consiste en une série de déplacements témoignant d’un fort désir d’exploration. Les différentes disciplines qui constituent le champ de la création devenant alors autant de territoires à conquérir. De la musique je me suis déplacé vers l’image en mouvement, la photographie, le volume, et maintenant le texte.

 

MG : La persistance d’un mot au cours de nos discussions me frappe : celui de « travail ». Pensez-vous qu’il soit inhérent à votre formation musicale et qu’entendez-vous par là ? Ce critère apparaît déterminant dans votre appréciation et estimation d’une œuvre d’art.

 

RK : Disons que comme toute personne formée à la musique (une formation aussi technique qu’artistique), j’ai appris l’importance du labeur. Travailler comme d’autres labourent, dans le temps long et avec opiniâtreté. Une persévérance induite par les étapes menant à l’œuvre (écriture, préparation, réalisation, post-production, composition) autant que les territoires que je côtoie. Cependant, si le travail est nécessaire à la création, je souhaite qu’il s’en efface et que dans mes œuvres tout apparaisse comme une évidence, naturel.

 

MG : Dans le film Rien que de la terre, et de plus en plus sèche, 2016, deux hommes en lisière de désert sont en contact avec un éclaireur par contact radio. Comment avez vous conçu cet échange sonore, qui régit l’ensemble de la scène et signe l’éloignement progressif jusqu’à la perte totale de contact ? Le statisme des uns s’oppose à la perte de position de l’autre.

 

RK : Je suppose que cet échange peut être pensé de différentes manières : littéralement bien sûr, puisque le film est un récit : des hommes fondant leurs espoirs sur l’élan d’autres hommes, qui disparaissent un à un ; ils doivent alors affronter leur responsabilité individuelle, leur jugement propre, cesser de s’appuyer sur l’autre. Allégoriquement aussi parce qu’au fond, entre ceux qui restent et les autres qui partent, il n’y a peut-être qu’un seul homme pris dans ses paradoxes, entre torpeur et élan, un sujet actuel mais traité ailleurs, et dans un autre temps, ou bien nulle part et hors du temps. Enfin, le récit s’achève sur la prise de conscience, chez les deux personnages restés en arrière, qu’il est nécessaire de croire autant que croire est vain. L’irréconciliable réconcilié au sein d’un paradoxe. L’affirmation de ce paradoxe.

 

MG : Les deux films ont été tournés à Mardin. Qu’est-ce qui vous a conduit à cet endroit avec le désir de tourner à nouveau, comme s’il y avait une complétude et maintenant le souhait de les associer pour une projection.

 

RK : En premier lieu, c’est le hasard qui m’a conduit à Mardin. Et puis je me suis saisi du hasard. D’abord par goût - j’ai aimé cette ville et cette région; ensuite par conviction - je crois qu’il est indispensable de creuser les territoires pour mieux les appréhender. Je peux dire que, de film en film, j’ai gagné en liberté de mouvement, en potentiel. Peut-être notre programmation en témoigne-t-elle. Mais il y a aussi un risque à travailler trop longtemps sur un territoire : que l’usage / l’habitude se substitue à l’enjeu initial : la conquête. Les gens vous connaissent, vous connaissez les gens. Tout devient très simple. Aujourd’hui, je réfléchis à d’autres territoires où poursuivre mon travail.

 

MG : Dans So long after Sunset and so far from dawn, 2014-15, un sous-titrage traduit la voix off en kurde qui a une résonance particulière, sensuelle et qui à travers un récit mythologique fait le lien entre passé et futur. Comment avez vous régi la concordance de la voix et des images ?

 

RK : D’abord quelques mots au sujet du texte, que j’ai écrit à un moment où je m’intéressais particulièrement à Ernst Junger, qui a beaucoup pensé les titans et les dieux, le plus souvent en les opposant. J’ai été impressionné par la caractérisation des deux figures par l’auteur, mais je me suis vite détaché de la nécessité de les opposer. Au contraire même. J’ai voulu les réconcilier, les surimposer. C’est ce qui a conduit l’écriture. Ainsi, le poème a précédé les images. J’ai monté les images sans le texte, composé la musique sans les images ; j’ai déposé les sous-titres sur les images, puis la musique, ajusté le temps des images et des sons pour qu’ils se rencontrent, puis enregistré la voix de Mehmet Korkut, dans sa propre temporalité, que j’ai enfin synchronisé au film. Chaque élément composant le film a été traité indépendamment, mais tout a été rassemblé de la façon la plus musicale que j’ai pu.

 

MG : Comment composez-vous votre musique ?

 

RK : Question difficile. Je pense qu’en général, je travaille sur une suite d’accords, en nappes, qui va colorer, altérer la perception des images. Je choisis un timbre pour les nappes, soit à la guitare électrique, soit au synthétiseur, soit les deux. Cette suite d’accords est le plus souvent tonale. Un peu trop. Alors j’invite d’autres instruments à perturber cette base harmonique. Du projet dépend l’intensité de la perturbation, qui va du plus délicat au plus magmatique. Enfin, j’amène parfois des éléments mélodiques qui compléteront la musique. Dans So long after sunset and so far from dawn, les éléments mélodiques sont prépondérants, interprétés à la guitare électrique ; ils apportent un accent oriental à la musique. Les perturbations sont assez subtiles. Dans Rien que de la terre, et de plus en plus sèche, la mélodie est peu présente, les nappes prépondérantes, mêlant synthétiseur et guitare. A mesure qu’avance le récit, des éléments perturbateurs interviennent ; ils s’imposent peu à peu aux nappes, plongeant le film dans l’indistinct. Dans le même temps, la tonalité de l’ensemble de la musique glisse vers le bas, et sur la fin du film d’une quinte (ou plus ? je n’ai jamais calculé), accentuant un peu plus l’étrangeté. A mon sens, la musique de ce film porte une voix complémentaire au récit.

 

MG : Le deuxième film Rien que de la terre, et de plus en plus sèche, 2016, est moins géolocalisable, centré sur l’attente de deux jeunes hommes et sur une idée de désert. Les visions du site sont moins accentuées. Qu’est ce qui a fait que ce film devait se tourner là ? Comment avez vous dirigé les personnages dans cet ailleurs suggéré exclusivement par des échanges vocaux.

 

RK : Beaucoup à dire. D’abord, je crois que l’origine de mes images est généralement peu définissable. Alors je dirais plutôt qu’avec Rien que de la terre et de plus en plus sèche, le paysage est moins un personnage central, comme c’était le cas avec So long after sunset and so far from dawn, qu’un contexte. Pourtant, le film devait se tourner là parce que c’est de là qu’il venait - ou plutôt de là mêlé à mes préoccupations. En effet, ce sont mes nombreux séjours à Mardin qui ont fait émerger certains thèmes du film. Autant que les deux acteurs que j’ai beaucoup côtoyés, et qui apparaissent déjà dans Heliopolis (2015), dont Rien que de la terre et de plus en plus sèche est d’ailleurs le développement, car mes films sont en vibration, lorsqu’ils ne sont pas dans la continuation les uns des autres. D’ailleurs, je m’apprête à tourner La forme de son corps avec l’excès de sable, qui se tiendra sur un cargo, l’autre côté du miroir, un désert de mer, un acteur : l’éclaireur, troisième personnage, mais physiquement absent de Rien que de la terre et de plus en plus sèche.

 

MG : Quels sont les nouveaux territoires que vous prospectez ?

 

RK : Des territoires très différents. En premier lieu, mon intimité. Non pas que les projets que j’ai réalisés jusque là ne soient pas intimes - je pense tout le contraire, mais que de projet en projet j’y creuse de plus en plus, et que le sujet qui s’impose à moi aujourd’hui soit déconnecté d’un territoire précis. Mais je réfléchis d’une façon fragmentaire - des idées d’abord éparses que je connecte ensuite les unes aux autres, d’une façon plutôt empirique. Sinon, je pense à la Mer Noire, où je n’ai jamais mis les pieds et que je ne connais pas (pas plus que je ne connaissais la Turquie lorsque j’ai décidé d’y travailler). 

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