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 DIANE SARA BOUZGARROU

Rencontre avec l'artiste

 

Jeudi 03 octobre 2019 à 14h00 à l'ESAAT – Hauts de France, 539 Avenue des Nations Unies, Roubaix, après la projection de son film Je ne me souviens de rien, 2017

Les premiers contacts de Diane Sara Bouzgarrou avec la Saison Video se sont faits par l’entremise de Triptyque Films, pour la distribution des films qui y étaient produits. A l’occasion de la Saison Video 2019, elle y présente deux de ses films très différents l’un de l’autre même si la place du corps, de sa fragilité y sont prégnantes. Une projection rencontre a lieu autour du film très personnel, audacieux et courageux : Je ne me souviens de rien, 2017. Il résulte d’un montage d’images archivées dans lesquelles la réalisatrice se retrouve dans des situations pas forcément souhaitées ni enviables. Le film antérieur « Le Dernier », 2013, est diffusé en ligne du 11 au 24 septembre 2019 sur saisonvideo.com. Dans ce film de fiction, un homme mourant se met en quête d’un lieu d’accueil pour son cheval.

Décembre 2010 : la révolution éclate en Tunisie, le pays de mon père. Les cris de fureur du peuple tunisien rejoignent d’une étrange manière l’agitation intérieure qui grandit en moi depuis quelques semaines. Traversant au même moment un épisode maniaco-dépressif d’une grande intensité, je suis diagnostiquée bipolaire et entre en clinique psychiatrique. Au sortir de cette longue dépression, je n’ai presque aucun souvenir de ce moment de vie. Me restent des dizaines d’heures de rushes, des centaines de photos, deux carnets remplis d’écrits, de collages, de dessins, précieuses traces palliant à mon amnésie. Plus de quatre ans après, ces quelques mois de ma vie restent encore inaccessibles à ma mémoire. Le projet de ce film : la reconstituer et tenter de montrer la réalité de cette maladie.

Entretien :

 

Diane Sara Bouzgarrou 

Le chaos intérieur

 

Mo Gourmelon : Le film « Je ne me souviens de rien » que vous avez réalisé en 2017 avec la monteuse Agnès Bruckert débute, dès la première scène, avec un message de votre part quasi annonciateur à qui veut bien y prêter attention : « Vous pouvez reprendre une vie normale. Moi non, mais vous oui ». Cette forme filmique que vous avez agencée avec votre monteuse me rappelle, dans le registre de l’écriture, le témoignage recueilli et rédigé par l’écrivain Judith Perrignon du peintre Gérard Garouste : « L’intranquille, autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou ». La présence d’un témoin extérieur a été nécessaire pour élaguer le pathos et faire du portrait du peintre une sorte de roman et de la sélection et de l’agencement de vos souvenirs oubliés, un film. Le choix de cette monteuse a été je l’imagine primordial. Comment avez-vous travaillé ensemble ? Quelles ont été vos indications ? Pourquoi la linéarité s’est imposée à vous ?

 

Diane Sara Bouzgarrou : En effet, cela a représenté un moment décisif dans la création de « Je ne me souviens de rien ». J’avais essayé de commencer à monter le film moi-même plusieurs années auparavant, en 2012 ou 2013 je pense, et j’avais réussi à donner un élan au montage en réalisant cette première scène que vous évoquez, de même que le générique. J’avais aussi trouvé le titre du film, et son concept cinématographique. Mais seule, je n’arrivais pas à dérusher, je ne parvenais pas à regarder les archives dans leur intégralité ni à avoir la distance nécessaire qui aurait pu me permettre de construire une narration, de me détacher aussi de mes affects personnels par rapport à toutes ces images. Lorsque nous avons su que nous avions obtenu l’aide du CNC, mes producteurs m’ont présenté Agnès Bruckert et notre première rencontre a été très importante pour moi. Elle s’est montrée à la fois très sensible et humaine, et en même temps le pathos a tout de suite été évacué, très rapidement, il s’est agi pour nous de faire un film de cinéma.

 

Nous avons monté ce film de manière très simple, en commençant d’abord par la première étape : le dérushage. Il fallait  être en mesure de nous rendre compte de la matière que nous avions en notre possession, de ce avec quoi nous allions pouvoir travailler. Nous avons passé une dizaine de jours à regarder tous les rushes, des plus « impurs » aux plus évidemment narratifs. Agnès prenait beaucoup de notes, et nous tentions de percevoir ce qui soudain émergeait de la matière brute que nous offraient ces rushes et qui pourrait constituer un élément cinématographique, par son potentiel narratif, esthétique, par son contenu. Avant que nous nous lancions dans le dérushage, j’avais du fournir un premier travail pour pouvoir postuler au programme de résidence de montage proposé par l’association « Périphérie ». J’avais donc dérushé quelques scènes seules et je m’étais en particulier intéressée au potentiel des messages vocaux que mon compagnon avait enregistrés et conservés. Il me paraissait intéressant qu’ils viennent scander le film, rythmer les séquences, à la fois parce que cela permettait de faire avancer le récit et de donner des informations clés sur l’évolution de la situation, et d’également donner une place à d’autres personnages, à mes proches, ma mère, mes amis. Nous avons conservé ce système avec Agnès.

 

Du point de vue de la structure, je lui avais fait part de deux idées, deux options dramatiques : un montage antéchronologique, dans lequel le film commencerait donc sur la dépression, l’internement en clinique, et rebrousserait chemin, séquence après séquence pour arriver à la situation de départ : l’histoire d’amour naissante avec Thomas, que j’avais filmée à l’époque. J’avais aussi envisagé de faire un film complètement éclaté, d’embrasser le chaos de cette mémoire fragmentaire, sens dessus dessous, chaos qui correspondait au chaos intérieur qu’une personne, prise dans un épisode maniaco-dépressif aussi intense, traverse. Nous avons fait quelques essais, mais assez rapidement, nous nous sommes rendues compte que la manière la plus juste de rendre compte de ce moment, de faire traverser au spectateur cet état, afin qu’il puisse en faire l’expérience intérieure, c’était de tenter de reconstituer chronologiquement ce moment. Que ce serait le seul moyen de traverser véritablement quelque chose, et qu’il fallait que cette chronologie assume les trous noirs, les images et souvenirs manquants, leur donne une place. Agnès et moi avons aussi beaucoup réfléchi à la question : « d’où regarde-t-on ce film » et il est devenu à un moment donné évident qu’il fallait que l’on regarde le film depuis le présent, depuis la table de montage. Il fallait construire un jeu de va-et-vient entre le passé de l’archive et le présent du film en train de se faire. Ainsi nous avons déployé ce dispositif d’écriture à l’écran, de réduction ou agrandissement de fenêtres qui permettait de creuser du temps, de mettre de la distance entre le passé vécu caméra au poing et un présent plus réflexif.

 

MG : À quel moment du film surgit l’élargissement de votre exaltation ? Vous vous annoncez : « Bipolaire, bisexuelle, binationale ».

 

DSB : Le film commence sur une scène trouble, une scène de vie quotidienne où l’on sent déjà un certain décalage, une trop grande excitation. Mais ce sont des détails, le film commence à peine et seule la phrase de fin (« Vous pouvez reprendre une vie normale. Moi non, mais vous oui »), sert de pivot à ce moment-là. Cette phrase et la plongée dans la musique du générique font écho à la frénésie du défilement des photographies et à ce que l’on voit mais que l’on ne peut encore saisir : un état limite, une chambre d’hôpital, la surexposition de mon corps photographié dans tous les états, sous tous les angles... C’est l’annonce d’un crescendo et de l’emballement qui va suivre. Je ne saurais dire dans le film quel est le moment précis où l'exaltation connaît un élargissement comme vous dîtes...

 

Je pense que le trouble est là dès le départ. En tout cas, il n’y a pas une scène du film qui représente un moment de calme, un moment où la maladie n’est pas présente. Disons que dans les premières scènes, cet état affleure à la surface du réel. Mais comme il s’agit de situations quotidiennes, et qu’en plus de cela, le spectateur ne connaît pas la personne filmée, je ne sais pas à quel point il est aisé de comprendre dès le début que la personnalité de cette femme qui filme, se filme, parle, agit, interagit, existe, est altérée. J’ai l’impression que cela constitue aussi une des difficultés du trouble bipolaire : au début, même quand on connaît un petit peu cette pathologie, ce qui n’était pas mon cas à l’époque, on ne sent pas le changement. On trouve la personne un peu excentrique, un peu excitée, un peu « too much ». Ainsi, le personnage au début du film doit sans doute être irritant, agaçant car les logorrhées, l’exaltation, les situations dans lesquelles elle se met ressemblent à la manière avec laquelle quelqu’un de très énervant pourrait se comporter. Pourtant le ver est dans le fruit, si je puis dire, et là est le danger : la maladie commence à grignoter le cerveau, le corps, à altérer le comportement, mais elle n’est pas encore à son paroxysme et ne colle peut-être pas assez à l’idée que l’on se fait de la folie. Enfin, de la folie... D’un état limite disons.

Quand je me déclare « bipolaire, bisexuelle, binationale », que je me prends de passion pour la révolution tunisienne, ou quand je me mets à tout filmer, à danser nue dans la voiture, tout cela correspond au crescendo de l’état maniaque. Cela traduit l’impression de se sentir enfin vivre, de se sentir surpuissant, en connexion totale avec les vibrations du monde, avec ses propres vibrations. C’est un moment extrêmement jouissif, une montée d’adrénaline extrêmement grisante pour celui qui la vit... et extrêmement pénible pour les témoins de cette apothéose ! Sans doute que cette scène, où il est question de la révolution tunisienne représente l’un des moments-clés de l’élargissement de mon exaltation en effet. En ce sens que cette métamorphose, cette extraordinaire mutation intérieure que je sentais en moi venait de trouver mystérieusement écho avec un mouvement historique, avec le soulèvement d’un peuple. Le peuple tunisien, le pays de mon père qui était un peuple qui me concernait. Était-ce délirant de penser que notre révolution était synchrone, que c’était « un signe » ?

 

Je préfère laisser cette question en suspens car une partie de moi y croit encore, je pense. Oui sans doute que la révolution tunisienne et la résonnance que cet événement a eu en moi a porté l’exaltation. Mais il y avait aussi l’art. J’avais tourné un film dont on voit des extraits (les plans où je porte un faux crâne sous une lumière rouge). Je jouais dedans, je le réalisais. Cette expérience du jeu, m’être ainsi mise en scène, mise en jeu, a aussi été aussi importante dans le processus d’excitation. J’ai fini le tournage et je ne suis jamais redescendue de l’état de transe dans lequel je me trouvais lorsque j’ai tourné puis monté le film. Lorsque dans le film, nous voyons ce plan où deux hommes me soulèvent vers la lumière, le visage couvert de bouts de photo, comme démultiplié, et qu’au son monte en puissance les cris de la révolution, c’est un petit peu le point de jonction entre ces deux vibrations : la rencontre entre la transe artistique et la transe révolutionnaire. Ces deux états de grâce.

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