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Team Spirit, 2022, 11 min 04.

Une équipe sportive éclairée par de puissants projecteurs s’entraîne dans un espace vaste et
sombre. Leurs corps s’y confrontent, s’y soutiennent et s’y effondrent collectivement. Influencée
par le cinéma d’horreur, Clara Lemercier Gemptel crée dans ses films des corps divers (stéréotypés,
creux, angoissants, fantomatiques) qui interrogent tous à leur manière la possibilité d’une altérité
au cinéma.
Créer ces corps cinématographiques étranges, envers lesquels aucune identification n’est possible,
est une manière pour elle d’affirmer que l’image d’un corps est avant tout le produit d’un discours
(politique, social, culturel, historique), d’un rapport au réel, à l’espace-temps : une définition
idéologique de l’individualité.

 

Après un DNSEP à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Lyon, Clara Lemercier Gemptel
réalise des courts-métrages qui ont été montrés notamment au Festival du Cinéma du Réel, en 2019 ou encore au Festival Côté Court de Pantin, en 2022.

 

Mo Gourmelon : Ma première question porte sur l’une de vos préoccupations majeures dans « Team Spirit ». Qu’entendez-vous par la création de « corps cinématographiques » ?

 

Clara Lemercier Gemptel : Pour répondre à votre question, dans mon écrit « Les corps filmés : un laboratoire de l’abjection », l’expression corps cinématographique permet d’établir une distinction entre le corps de la personne filmée et l’image de ce même corps produit par le processus cinématographique. À l’intérieur de cet écrit, je défends l’idée selon laquelle tous les corps filmés sont réifiés par le processus cinématographique et que, par conséquent, un corps cinématographique est avant tout une image, des couleurs, des pixels, des jeux de lumière sur un écran. Un objet manipulable qui n’a a priori rien en commun avec un individu.

 

Le sentiment d’identification envers un « corps cinématographique » n’est donc possible que grâce à l’utilisation d’un ensemble de méthodes cinématographiques ayant pour but d’individualiser l’image d’un corps. Des méthodes qui fonctionnent évidemment en tandem avec certaines définitions idéologiques ou culturelles de l’individualité. Ainsi, le ou la réalisatrice peut par exemple choisir d’attribuer au corps cinématographique la possibilité de parler, de se déplacer logiquement dans un espace, d’avoir un visage, de détenir une histoire qui lui est propre, etc. À partir de l’utilisation de ces diverses techniques cinématographiques, il est donc possible d’établir un large panel de forme possible d’individualisation des corps cinématographiques, de la figure hégémonique du héros masculin, aux corps terrifiants du monstre ou du fantôme, en passant par certains personnages féminins réfléchies comme des objets du désir masculin.

 

J’appelle « corps abjects » (en référence aux écrits de Judith Butler) certains de ces corps cinématographiques pour lesquels aucune forme d’individualité n’a été fabriquée. Ils n’ont, par exemple, pas d’histoire, pas de voix, pas de nom, pas de forme. Ce sont des corps cinématographiques envers lesquels on ne s’identifie pas, envers lesquels aucune altérité n'est possible.

Le corps cinématographique désigne donc le corps filmé qui nous parvient à l’issue du processus cinématographique, à qui on choisit ou non d’attribuer une forme d'individualité.

 

 

MG : « Certains personnages féminins réfléchies comme des objets du désir masculin » dites-vous. Comment définiriez-vous le regard féminin, s’il existe en terme générique. En quoi se distingue-t-il ?

 

CLG : Pour répondre à votre question, je vais m’appuyer sur le livre d’Iris Brey « Le regard féminin, une révolution à l’écran ». Dans cet essai, celle-ci explique que le « female gaze » est avant tout un regard qui, à l’inverse du « male gaze » patriarcal, individualise les corps féminins au cinéma, en leur donnant une véritable place dans la représentation. Iris Brey complète cette définition en expliquant que le regard féminin n’est ni lié au genre du réalisateur.ice, ni au genre du spectateur.ice, qu’il s'agit avant tout d’une attitude face au corps cinématographique représenté.

 

Néanmoins, à mes yeux, l’utilisation du terme « regard féminin » est problématique car potentiellement essentialisant. En effet, il signifierait que cette volonté d’ouvrir les formes d’individualités représentées au cinéma est une attitude « féminine », que le fait d’avoir un regard qui n’est pas patriarcal est nécessairement « féminin ». Une idée que je pense bien évidemment fausse.

 

En tant que femme réalisatrice cisgenre, je porte bien évidemment une grande attention à la manière dont j’individualise les corps cinématographiques que je crée, à la façon dont ils reproduisent ou non des schémas de normativité et de stigmatisation. Pour autant, je ne qualifierais pas mon regard de féminin, car la construction de mon regard, comme celle de tout individu, n’est pas uniquement liée à mon genre.

 

La question de l’objectivation des corps au cinéma est également liée à des rapports de classes, de races, de discriminations sous toutes ses formes, de constructions sociales, d’idéologies politiques, etc. Aussi, utiliser le terme de regard féminin dans le but de décrire l’ensemble des pratiques de représentation qui visent à individualiser d’autres formes de corps cinématographiques me semble assez réducteur. Il faudrait sans doute inventer un terme décrivant mieux et plus précisément cette multiplicité des regards possibles au cinéma.

Dans ma propre pratique, je parle de corps-cinéma pour décrire les corps cinématographiques que je fabrique. Ce sont des corps cinématographiques qui ne sont jamais totalement individualisés, souvent inquiétants, morcelés, fantomatiques. De cette manière, je souhaite qu’ils échappent à toute forme possible d’identification et plus largement à ce binarisme « male gaze / female gaze ».

 

 

MG : Quelles ont été les conditions de tournage ? Avez-vous assisté à aux entrainements ou avez-vous donné des indications d’actions ?

 

CLG : Pour la réalisation de Team Spirit, j’ai assisté pendant plusieurs mois aux entraînements de l’équipe de cheerleaders Les Jaguars de Lyon. Ne connaissant pas du tout cette discipline, j’ai d'abord voulu en comprendre les enjeux et le fonctionnement. Il faut savoir que le cheerleading est un sport très dangereux qui nécessite beaucoup de concentration, de savoir-faire, de coopération et de confiance mutuelle. La définition et la répartition des rôles entre les différents membres de l’équipe suivent une logique extrême précise qui recrée une forme de hiérarchie. J’ai également appris que chaque cheerleader doit vaincre ses peurs et ses douleurs physiques pour garantir le bon fonctionnement de l’équipe.

 

Le tournage en lui-même s’est déroulé dans leur salle d’entraînement: une ancienne église réhabilitée en gymnase. Chaque chute, cri ou geste produit par les cheerleaders à l’intérieur de celle-ci étaient amplifiés par son impressionnante acoustique. Plongés dans le noir, on avait la sensation qu’une masse informe, presque monstrueuse, faisait trembler le sol et les murs. Pour retranscrire cette sensation dans le film, j’ai placé 14 micros dans différents endroits stratégiques de la salle : des piezos au sol pour enregistrer les tremblements et vibrations, des micros en hauteur pour l’écho et les résonnances, et enfin des micros à proximité de l’équipe pour les respirations et les frottements.

Nous avons réalisé l’ensemble du tournage dans le noir avec pour unique source de lumière deux grands projecteurs de théâtre. Je souhaitais de cette manière décontextualiser les corps des cheerleaders afin d’empêcher le spectateur de pouvoir les compter, les reconnaître ou les situer dans l’espace. Je voulais donner à voir non pas un ensemble de corps individualisés, mais bien un corps collectif, informe, évolutif et mouvant.

 

Durant le tournage, j’ai demandé aux cheerleaders de réaliser un certain nombre de figures ou d’exercices qu'elles ont l'habitude de réaliser pendant leurs entraînements et qui me semblaient pouvoir représenter cette idée de « corps collectif ». J’ai notamment détourné les exercices de respirations qu’elles pratiquent à chaque début et fin d’entraînement en leur demandant de former une sorte de tas de corps respirant dans un rythme commun. Par la suite, je leur ai demandé de réaliser différents enchaînements de portés ainsi qu’une pyramide humaine, qui constituent les figures principales du cheerleading. En-dehors de cette trame, je leur ai expliqué qu’il était important pour moi de filmer leurs chutes, car ces échecs, à mes yeux, participaient pleinement à l’élaboration du groupe et à sa redéfinition permanente. Ainsi, les corps dans ce film se construisent et s’effondrent collectivement, en suivant des règles et une hiérarchie qui nous échappent.

 

Alors qu’elles souhaitaient à l’origine me montrer le meilleur d’elles-mêmes, un véritable spectacle, j’ai tout fait pour qu’elles ne conçoivent plus ce film comme une représentation. C’est pourquoi j’ai également mis de côté toute l’esthétique traditionnelle du cheerleading : la musique, les tenues colorées, le maquillage, les pompons, etc. Une esthétique extrêmement genrée et patriarcale qui habituellement, en prenant la forme d’un spectacle agréable, dissimule l’exigence et la discipline inhérentes à ce sport. Je souhaitais représenter l’aspect collaboratif du cheerleading mais également sa dimension autoritaire : les corps individuels, à l’intérieur de l’équipe, s’effacent progressivement au profit de l’efficacité et de la productivité du corps collectif.

Avril 2023

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