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2013

ATOMIC TOURISM

Dans un essai récemment traduit en français, À l’aube de la destruction, Alena Graedon, s’applique en treize points à énoncer la relation paradoxale qu’entretiennent les Américains vis à vis des abris antiatomiques. Leur coût est une des raisons majeures qui explique en définitive le peu d’engouement qu’ils ont suscité aux Etats-Unis, en comparaison à d’autres pays a priori moins exposés. En cas d’attaque nucléaire, les propriétaires

d’un abri privé allaient nécessairement être exposés avant tout aux assauts des amis et voisins moins bien dotés. La perspective du “gun-thy-neighbor” (tire sur ton prochain) effrayait autant que la réclusion sous terre. Parmi les éléments du paradoxe, Alena Graedon souligne la promiscuité d’une telle tentative de survie avec la mort : “1 – La logique dominante du bunker veut que pour survivre, vous soyez enclins à vivre avec les morts et à simuler votre propre enterrement”*. “9 – L’autre paradoxe inhérent à la vie dans un abri consiste dans le fait que les gens que l’on protège dans un bunker privé sont ceux avec qui on ne pourra jamais propager l’espèce, on laisse ainsi mourir tous les étrangers avec qui on aurait pu s’accoupler.”* A l’extrême opposé, la Suisse n’a pas connu la même retenue multipliant les abris publics et privés jusqu’à connaître un excédent d’abris par rapport au nombre d’habitants.

* Alena Graedon, “A l’aube de la destruction, Cormac McCarty Friedrich Nietzche et l’importance paradoxale du Bunker dans la psyché américaine”, in Le Believer, éditions inculte, Paris, n°1, printemps 2012.

Adrienne Alcover

Trinity Site 

2012, 5 mn 20

Trinity Site est un diaporama animé de la journée pendant laquelle s’ouvrent aux touristes les portes d’une base militaire américaine où se trouve Trinity Site, le lieu où explosa la première bombe atomique en juillet 1945, et qui était de même puissance que celle lancée sur la ville d’Hiroshima peu après. L’emplacement exact de l’explosion est marqué par un monument pyramidal de pierres sombres. AA

Mo Gourmelon : Dans quelles circonstances avez-vous décidé de filmer Trinity Site et comment l’avez-vous filmé ? Quels sont les abords du site et son inscription dans le paysage ? Avez vous voyagé en voiture ou dans un car affrété pour cette étape de tourisme nucléaire ? Qu’avez-vous retenu du comportement et des réactions des autres visiteurs ?

 

Adrienne Alcover : En préparant mon voyage au Nouveau Mexique, je me suis intéressée aux nombreuses bases militaires de la région et j’ai découvert Trinity Site. J’ai fait correspondre les dates de mon voyage avec le jour d’ouverture de la base au public. J’avais déjà construit des sculptures en suivant les instructions et les plans des abris anti atomiques de la défense civile américaine pendant la période de la guerre froide, donc me rendre à Trinity Site était une suite logique. Mon idée était d’y faire une mesure de la radioactivité à l’aide d’un compteur Geiger et de garder une trace de mon passage par quelques images. Craignant des problèmes à l’aéroport avec un tel équipement, j’ai commandé un petit dosimètre sur internet et l’appareil m’attendait à mon arrivée à El Paso, au Nouveau Mexique. Le paquet provenait de la région de Chelyabinskaya, célèbre pour son complexe de retraitement du plutonium construit en 1945 et qui permit aux Russes de posséder la bombe nucléaire. Le site américain est au milieu d’une base militaire, White Sand Missile Range. Comme on le voit dans mon film, il s’agit d’une vaste plaine désertique entourée de majestueuses montagnes. On croise quelques installations militaires que j’ai évité de filmer. La traversée de cette zone se fait en voiture. Certaines personnes voyagent en autocar, mais tout le monde doit franchir l’entrée de la zone militaire en même temps avec une escorte et se suivre jusqu’au lieu appelé Trinity Site. La plupart des visiteurs sont américains. Tout le monde est très calme. La visite ressemble à celle d’un musée en plein air, sans ferveur ni recueillement, sauf que le sol est légèrement radioactif et qu’il n’y a pas grand chose à voir.

 

MG : Vous avez un parti pris de ne pas user de la parole mais d’associer une bande sonore à vos images. Dans un tel site peut-on tout filmer ? A quoi a-t-on accès et que voit-on ? Deux touristes, par exemple, se font photographier à la suite, à  côté du monument pyramidal qui matérialise la première explosion.

AA : Le point d’impact est marqué d’un monument en pierres sombres. Mais celui-ci ne célèbre que la puissance militaire et scientifique américaine à travers le Manhattan project de cette période. Seul l’aspect sinistre du monument rappelle les conséquences de cette “avancée” scientifique car il fait penser à un monument aux morts. La bande son que j’ai choisie correspond à cet aspect sombre du monument. Elle sonne comme un bruit de fond inquiétant, rappelant la radioactivité du site, ainsi qu’une alarme avec le son de cloche synthétique qui monte vers la fin. J’ai filmé tout ce que je voyais parce que je me suis mise à la place d’un touriste américain et j’ai filmé avec le même angle et le même matériel. Au début du voyage, je me permets de m’attarder sur la beauté de la chaine de montagne. Puis je filme tout, comme quelqu’un qui ne sait pas au juste ce qui lui importe de filmer. En effet, les questions sont bien : pourquoi venir ici, pour voir quoi et par quelles images représenter ce lieu ? On a accès en premier à la base militaire elle même, qui se confond avec un vaste plateau désertique entouré de montagnes. Ce désert s’appelle “Jornada del muerto” parce qu’un homme risquait sa vie à le traverser. On a donc accès à un lieu vaste et frappant de beauté, mais interdit au public. Après une heure de route, on arrive au pied du monument. On peut se promener un peu partout. Il est cependant déconseillé de ramasser les petits cailloux verts très jolis faits de “trinitite” radioactive. À quelques kilomètres, on a accès à l’ancien baraquement des militaires. Une petite exposition avec quelques photos rappelle le quotidien joyeux de tous ces hommes des sciences : plongeon dans la piscine, sourires, poses avec bières et cigarettes, une publicité récente pour le fournisseur d’acier de l’époque qui de nos jours est partenaire des technologies les plus pointues. À l’extérieur une plaque de métal donne les explications suivantes : “en 1983 fut restauré ce bâtiment qui vit naitre les miracles de l’atome, partis des nécessités de la guerre, Il sauve maintenant des vies, c’est un honneur pour les générations futures de venir ici... etc”.

MG: Existe-t-il beaucoup de sites répertoriés liés au tourisme nucléaire ? Alena Graedon commence son essai A l’aube de la destruction*, par une visite du Greenbrier, complexe hôtelier de luxe, situé dans la chaîne des Allegheny Mountains en Virginie- Occidentale. De 1962 à 1992, un abri atomique de deux étages couvrant 10 405 140 m2 a été construit. Il était destiné à accueillir l’ensemble du congrès américain en cas d’attaque. Depuis 1995, le complexe hôtelier est aussi une étape de tourisme nucléaire.

AA : Il suffit de taper “atomic tourism” et l’on obtient une liste de sites accessibles au public dont Trinity Site et Greenbrier. La plupart sont aux Etats Unis. Les sites français sont moins documentés, mais il existe une centrale désaffectée transformée en musée. Le pays le plus intéressant est sans doute la Russie, car en plus du site de Tchernobyl qui s’ouvre aux bus de touristes, les amateurs de poussières radioactives se délecteront avec le site de Maïak où eut lieu un grave accident en 1957 transformant la ville mitoyenne en lieu secret.

* Alena Graedon, “A l’aube de la destruction, Cormac McCarty Friedrich Nietzche et l’importance paradoxale du Bunker dans la psyché américaine”, in Le Believer, éditions inculte, Paris, n°1, printemps 2012.

Jeanne Susplugas & Alain Declercq

Protection civile

2011, 15 mn

Music Eddie Ladoire

Ce film apparaît comme la suite logique du premier film co-réalisé par les deux artistes Plan Iode (qui interroge la distribution de l’iodure de potassium, médicament vital en cas d’attaque nucléaire). Ici ce sont les abris antiatomiques suisses qu’ils sont allés explorer. Le pays regorge d’abris sous-terrains et chaque individu y a une place. De la cave particulière aux immenses abris médicalisés, ils répondent tous à une organisation stricte et efficace. Le film interroge alors une éventuelle présence sous terre, les limites de la cohabitation, la promiscuité et les inévitables problèmes d’organisation que soulève un tel plan de protection. Sous forme panoptique et systématique, apparaissent tour à tour des dortoirs, cuisines, blocs opératoires... Dans certains de ces espaces, s’opèrent des mutations, des changements d’affectation ou d’utilisation. Ainsi, certains abris peuvent servir de lieux de stockage hétéroclites qui peuvent parfois prendre un aspect incongru. JS & AD

Mo Gourmelon : La Suisse détient le record mondial de la construction d’abris antiatomiques appliquant à la lettre le slogan : “La neutralité ne protège pas de la radioactivité”. Leur implantation relève en théorie du secret. Comment y avez-vous eu accès et l’autorisation de filmer ? Protection civile et Pill boxes se complètent, de l’appréhension sous-terraine au camouflage en surface.

Jeanne Susplugas & Alain Declercq : Ce slogan en vogue faisait partie intégrante de la stratégie de la Suisse au moment de la guerre froide. On sait en tout cas que la neutralité ne protège pas d’une forme de paranoïa puisque 110% de la population a une place en abris. Il existe des abris publics et privés. Les abris privés se trouvent la plupart du temps dans les caves des immeubles, dans le sous-sol des maisons ou accolés à une pièce. Les abris publics sont plus énigmatiques. La population sait qu’ils existent, puisqu’ils sont là pour les protéger, mais tout semble assez mystérieux. Les constructions ont débuté dans les années 60 (la première base légale en ce sens date du 4 octobre 1963). Chaque personne devait, selon la loi, y avoir une place. Cet abri devait être situé “à proximité du lieu d’habitation” et atteignable “dans un délai raisonnable”. Les propriétaires étaient non seulement tenus de les équiper mais aussi de les entretenir. La Suisse n’a jamais abandonné les abris et leur fonction a évolué selon le contexte. Aujourd’hui, ces abris sont là en cas d’accident nucléaire ou de catastrophe naturelle. Les abris publics servent parfois à abriter des réfugiés politiques, des sans-papiers ou des équipes sportives en déplacement… tandis que les abris privés se sont changés en cave ou garde manger… en attendant le prochain conflit ! Les bunkers de Pill boxes se trouvent à des emplacements tenus secrets même si certains ne le sont plus car ils ont été repérés. Il est d’ailleurs difficile de faire la part des choses entre le fantasme collectif et la réalité. Ce qui est sûr c’est qu’il existe des kilomètres de bunkers souterrains et des montagnes entières évidées ! Pour le tournage, nous avons travaillé avec notre producteur et avec une association qui tente de préserver ce patrimoine singulier. Car il s’agit bien d’un réel patrimoine unique au monde. Aujourd’hui, ces kilomètres de montagnes creusés constituent un nouvel or noir pour le pays qui cède ces espaces sécurisés aux compagnies qui installent des serveurs informatiques et vendent des espaces de stockage. Ce qui est étonnant lorsque l’on se penche sur cette incroyable organisation, c’est qu’au final, les difficultés logistiques et psychologiques sont telles, qu’il est difficilement envisageable que ce plan soit mis en place dans certains abris. C’est le cas de celui de Lucerne, datant de 1976, s’étendant sur sept étages et près à accueillir 20 000 personnes. Aujourd’hui démantelé, il abritait entre autres, un hôpital, une salle d’opération, un poste de commandement et une prison!

MG : Vous avez fait le choix de visions panoptiques, accentuant l’effet de surveillance mécanique, pouvez-vous expliciter ce choix ?

 

JS & AD : En effet, le choix de filmer à 360° collait parfaitement à notre propos, c’était une manière pour nous de donner à voir en injectant une dose de surveillance, de secret. Pendant que la caméra tourne, la scène continue à se dérouler en hors champs. Le spectateur a l’impression de tout voir alors que beaucoup lui échappe. C’est encore plus vrai dans notre premier film Plan iode car il est constitué de saynètes tronquées qui brouillent la lecture. Cette manière de filmer est aussi un choix esthétique qui caractérise notre travail commun.

 

MG : Existe-t-il comme aux Etats-Unis un tourisme atomique ?

 

JS & AD : On ne peut pas vraiment parler de tourisme atomique. Quelques abris ont été transformés en bar, boîte de nuit ou hôtel : le “Null Stern hotel” (hôtel zéro étoile) créé par les frères Riklin, ouverture, en musée. Les abris sont spartiates et se ressemblent puisqu’ils s’appuient sur des bases réglementaires : lits, système de chauffage, douches de décontamination, toilettes, système de traitement de l’eau, nourriture et médicaments. Contrairement aux Etats-Unis, où il règne une sorte de fierté individuelle, en Suisse il semblerait que les mots d’ordre soient efficacité et discrétion. Il faut garder à l’esprit que presque tous ces abris sont maintenus en l’état et sont en fonction. Comme évoqué précédemment, ils peuvent servir à accueillir des sans abris, mais aussi des associations ou servent de lieu de stockage pour des musées. Dans le film Protection civile, on voit un stock d’animaux taxidermés qui appartient au Musée d’histoire naturelle de Lausanne. Ils sont censés être opérationnels en quelques heures.

Jeanne Susplugas & Alain Declercq

Pill boxes

2012, 9 mn

Son : Eddie Ladoire

En Suisse, plus de trois-mille bunkers ont été construits entre 1882 et 1995. Les ouvrages militaires suisses ont été camouflés par d’étonnantes décorations, si bien intégrés au paysage que personne ne les remarque: du sapin métallique (Fort Pré- Giroud, Vallorbe), à la porte rocher (Gütsch, Uri). Certains d’entre eux ont aussi été camouflés après la guerre pour ne pas gâcher le paysage, comme les deux jolies villas de Gland ! Cette singulière architecture qui témoigne de la neutralité de la Suisse, pose la question de la relation architecture et paysage. Aujourd’hui, beaucoup de ces fortins sont désaffectés et interrogent le devenir de cet important patrimoine. Ils sont les témoins d’une histoire et questionnent aussi l’inconscient collectif sur le nombre de légendes qui ont et continuent à circuler autour de ces bunkers. JS & AD

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